Au secours, l'élite est out !
J'ai découvert ensuite qu'il s'agit-là d'une insulte tendance aux Etats-Unis. Si quelqu'un démontre quelque chose qui ne te plaît pas, tu lui dis que c'est "intellectuel" (dans la mesure où mon travail dénonçait pas mal d'instrumentalisations, dont celles de Monsanto, de Big Pharma ou des deux partis, il y avait largement matière à me traiter d'"intello"...). Cela signifie que tu ne peux pas être écouté sérieusement.
Bien sûr, que l'on discrédite l'intelligence est terrifiant.
C'est cependant de plus en plus commun, y compris en France où un homme aussi brillant que le réalisateur et acteur Alexandre Astier, dont j'adore le travail, par ailleurs, a écrit un pamphlet dénonçant l'intelligence comme cause de tous les maux de l'humanité - personnellement j'aurais dit que la manipulation de l'intelligence au service de l'ego et le manque d'éducation étaient bien plus graves... - . Dans certains milieux, on vous taxe d'être "dans le mental", si vous avez le malheur de simplement donner une information d'ordre économique ou scientifique (c'est généralement le reflet d'une paresse intellectuelle vis-à-vis de ces domaines ou d'une peur d'être ramené à son insuffisance sur le plan de l'intellect, associée à de douloureux souvenirs de piètres résultats scolaires).
Mais revenons aux Américians fermés, une autre de leurs stratégies pour éviter un débat contradictoire est de vous répondre : "I don't want to talk to you" dès l'instant où ils ressentent que vous avez un avis différent du leur, voire de directement tourner les talons sans un mot. Ca a le mérite d'être clair. La vérité et le Bien sont de leur côté à eux - en général, cela ne fait pas de doute dans leur esprit car un prêcheur quelconque le leur a dit, ce qui leur suffit amplement - ; la discussion s'arrête là.
Ce
qu'il y a après, c'est la guerre. Point. Pas de consensus social
envisageable avec eux. Ils trancheront avec un pistolet s'il faut trancher à un moment.
En général, ils sont de droite (Republicans), mais à gauche aussi on est prêt à déterrer la hache de guerre et plus encore en France qu'aux Etats-Unis. On s'indigne à tout va au sujet d'une demi-phrase décontextualisée d'un homme politique, d'une vidéo tronquée de policier frappant un homme (je ne défends pas là une police qui a clairement besoin d'être réformée) ou encore d'une "révélation" d'un pseudo-scientifique qui cherche à faire de l'audimat. Là encore, on est persuadé que le Bien est de son côté et donc que si l'on pense ce qu'on pense, c'est ce que c'est nécessairement ce qu'il y a de mieux à penser. Si en plus, on a fait un détour par le New-age, on "s'aime", on est donc très attaché à ses émotions que l'on voit comme une vérité à laquelle on fait plus confiance qu'à la pensée, et donc... on avale les sornettes du premier manipulateur venu car il sait à merveille instrumentaliser discrètement cette charge émotionnelle à son profit.
Face à l'obscurantisme, qui n'a rien de neuf, se dresse le solide rempart des intellectuels éclairés, n'est-ce pas ? Curieux, ils se sont beaucoup informés et ont, en général, développé une vision complexe qui prend en compte les différents aspects d'une réalité. Certains peinent cependant à communiquer, faute d'être bien outillé sur ce plan. D'autres - la plupart - , ne trouvent pas d'auditoire capable de s'intéresser à des faits bruts, dépourvus de charge psychique - l'addiction à l'émotion, qui donne le sentiment de vivre, amène, en effet, plus de 80% des gens à ne pas pouvoir s'intéresser à un discours purement objectif - . Enfin, les plus courageux s'aperçoivent vite que décrire une réalité dans toute sa complexité focalise à la fois la haine de ceux qui ne veulent pas qu'elle soit révélée (souvent des gens puissants, parfois des gens dangereux) et celle de ceux qui pensaient qu'elle était simple et conforme à leurs a priori (souvent des gens nombreux...). Ces intellectuels s'informaient pour s'éclairer et éclairer autrui et finalement ils sont seuls, pas écoutés, haïs ou instrumentalisés, seule une petite phrase décontextualisée et faussant leur pensée étant retenue d'une longue conférence toute en nuances, parfois juste dans le but de les discréditer.
A ce jour, je ne compte plus les intellectuels éclairés qui baissent les bras, fatigués et amers. En général, ils continuent leurs recherches mais ils se désinvestissent d'un monde qui les horrifie, laissant la place qu'ils auraient dû légitimement y occuper à des excités, avides de pouvoir, qui font monter l'émotion des foules par de petites phrases indignées qui donnent l'impression qu'ils sont contre le Mal et donc, eux-aussi, du côté du Bien.
Le problème c'est que dans un monde où l'élite éclairée se tait, très vite la vérité n'existe plus et c'est la cupidité et la manipulation qui gouvernent. C'est la fin de la liberté.
La démocratie ne peut perdurer sans dialogue or le dialogue implique de chercher à comprendre et non d'être sûr de savoir. Il nécessite une volonté d'aller au-delà de ses ressentis émotionnels et d'accepter de passer du temps à creuser une question avant de se forger une opinion. Il nécessite aussi de prendre conseil auprès de ceux qui ont parfois passé toute une vie à étudier en finesse les multiples implications d'un problème.
Le
citoyen lambda N'EST PAS l'égal du chercheur (qu'il oeuvre au sein d'une institution ou pas) qui sait déjouer les
multiples pièges du décodage d'une source d'information quand il
s'agit de donner un avis sur une question. S'il le croit, il est dangereux.