
Quand le monde devient impensable
Il fut un temps où un tsar (Pierre le Grand) pouvait décider de faire le tour de l'Europe dans le but d'intégrer tous les savoirs de l'époque et de les ramener dans son pays. Un temps où un paysan (mon arrière grand-père) pouvait lire la presse de l'époque sur son cheval en allant labourer, en oublier de labourer (!) et revenir chez lui fabriquer son propre télescope. Un temps où un gosse de quatorze ans (mon père) pouvait démonter sa radio, la remonter et, fort de cette expérience, réparer pendant des années le matériel électronique de toute la famille.
Aujourd'hui le monde nous échappe. Non seulement la plupart de nous serions incapables de réparer les appareils qui nous entourent, mais même si l'on nous expliquait comment ils sont fabriqués, nous aurions du mal à simplement le comprendre. Quant à faire le tour du monde de toutes les techniques et revenir chez soi pour les expliquer, c'est tout bonnement impensable.
Les personnes les plus brillantes de notre époque sont des experts dans des domaines ultra-spécialisés et ils prennent rarement position sur l'état global du monde parce qu'ils ont appris à ne s'exprimer que sur ce qu'ils maîtrisent parfaitement.
En revanche, ceux qui ont si peu de connaissances qu'ils n'envisagent même pas la complexité des problèmes n'hésitent pas à s'exprimer. Leur regard est partiel et souvent partial alors ce qu'ils en disent est souvent faux. Malheureusement les spécialistes, dans un rush permanent, comme la plupart des personnes avec de hautes responsabilités, sont trop occupés pour leur répondre. On assiste donc majoritairement à des échanges entre non-spécialistes. Quand les regards sont riches, se complètent et s'enrichissent, cela peut être intéressant, malheureusement quand des interlocuteurs sans culture et qui se voient malgré tout comme intellectuellement infaillibles échangent, les enjeux véritables tournent autour de la soif de pouvoir ou de reconnaissance, pas autour de la recherche de la vérité. On assiste alors à des combats de coqs faits d'attaques personnelles, d'injures, de répétitions obsessionnelles ou de coqs à l'âne utilisés comme stratégies de fuite. Ces échanges qui se multiplient, en particulier sur les réseaux, contribuent à durcir le climat social déjà assombri par la surexploitation des ressources humaines au travail, le manque de reconnaissance et de liens chaleureux, l'urgence environnementale, l'insécurité grandissante, y compris sur le plan médical, les injustices sur tous les plans et les risques que font encourir les bras de fer économiques, religieux ou nationalistes de différentes puissances.
Comme, dans le même temps, certains, que ce soit pour faire du buzz (et donc de l'argent puisque désormais les deux vont de pair), parce qu'ils sont poussés par des lobbies ou parce qu'ils sont psycho-rigides et orgueilleux, communiquent largement autour de certaines idées fausses, des clivages de grande ampleur se forment même au sein des populations. Il y a ainsi ceux qui nient la théorie de Darwin et brûlent les livres où elle est évoquée et ceux qui croient à la science parce qu'ils vérifient chaque jour que ses théories ont des applications pratiques bien réelles. Il y a ceux qui croient vivre dans une dictature et ceux qui savent que quand on peut voter et critiquer un gouvernement sans danger ce n'est pas le cas même quand certaines libertés sont désagréablement restreintes. Il y a ceux qui croient la propagande du côté des laboratoires pharmaceutiques, qui en pleine pandémie font pourtant des profits records, et ceux qui savent que l'industrie qui perd de l'argent entre les confinements et la montée de la conscience écologique, est celle du pétrole et voient la propagande comme émanant de son côté.
Dans ce chaos, nous avons éminemment besoin d'entendre et d'écouter des spécialistes objectifs qui croisent leurs regards. Nous avons besoin de nous fabriquer une idée globale et fiable du monde et de ses enjeux.
Que les spécialistes travaillent moins et aient plus de temps pour communiquer est un enjeu majeur pour les démocraties. Il faudrait aussi qu'ils se réunissent pour accorder a minima leurs violons sur certains points et discréditer ceux qui utilisent leur prestige pour dire n'importe quoi juste dans le but de faire du buzz ou de faire avancer discrètement leurs idées politiques.
Pour comprendre les spécialistes, c'est à chacun de nous de nous former, notamment en sciences, en dépistage de propagande, en informatique, en géopolitique et en macro-économie. En psychologie nous sommes devenus très bons, y compris au sein des milieux les moins éduqués, et ce en moins de trente ans, alors nous pouvons le faire ! Pour rappel, en 1990 il était tabou de parler de dépression, d'inceste ou d'homosexualité et on n'identifiait absolument pas les risques sociaux et psychiques posés par les pervers-narcissiques. Ce que nous avons compris d'utile dans ce domaine pour aller mieux et mieux vivre avec nos proches, nous pouvons chercher à le comprendre dans d'autres, pour mieux vivre ensemble sur terre.
Nous avons besoin, pour protéger les ressources planétaires, de vivre en paix les uns avec les autres car les guerres économiques, financières et militaires sont trop coûteuses. Pour vivre en paix nous avons besoin de nous accorder sur de grands principes. Pour nous accorder sur de grands principes, nous avons besoin de nous accorder partiellement sur une vision du monde et sur des valeurs, même très basiques, et sur des buts.
La vision selon laquelle chacun vit dans sa propre réalité et la conviction que l'on doit laisser chacun faire ce qu'il veut en fonction de ce qu'il pense sont extrêmement dangereuses sur le plan démocratique. Ces croyances qui n'incitent pas à l'esprit critique et au dialogue argumenté ouvrent la voie à la propagation d'idées fausses par le biais de propagandes ciblant les affects.
Une véritable démocratie se construit nécessairement sur des valeurs et des projets partagés dans le but de servir au mieux les intérêts communs, pas en se répétant des âneries séduisantes qui inféodent sans qu'on le réalise.
Dans ce monde impensable, n'abdiquons donc pas sur la pensée, le partage d'informations fiables et la recherche de valeurs communes car le prix de cette abdication serait la vie de millions de personnes.
Ceux qui veulent faire croire que le besoin d'échanges commerciaux amène la paix n'ont que partiellement raison, le commerce amène aussi la guerre. Ce dont dépend le plus la paix c'est de regards et de valeurs partagés qui amènent vers des consensus.
Actuellement l'un d'eux est que nous avons besoin des ressources planétaires pour vivre et qu'elles sont limitées. Les spécialistes ont démontré que nous sommes arrivés à un seuil critique. A partir de cette observation, nous pouvons construire un projet mondial de bonne gestion de ces ressources et commencer à construire une paix durable.
Nous pouvons et devons de la même manière faire émerger d'autres consensus dans de nombreux domaines et mettre en place une société qui permette à bien plus d'humains qu'aujourd'hui d'aller bien et même de réaliser certains de leurs rêves.
Mais ne comptons pas que quelqu'un nous dise vers quel consensus nous devrions tendre, décidons en ensemble, en dialoguant rationnellement et de façon informée.